Extrait
de "Les nouveaux Mystères de l'Yonne - Jean-Pierre
Fontaine.
De Borée Editions
../"Qui se souvient
aujourd'hui d?Alexandre Baudot. un enfant de la vallée du Serein
considéré par toute une génération comme un héros, voire un
symbole du patriotisme et de la gloire militaire de la France ?
Ses funérailles, le 28 mars 1911, sont un événement parisien que
préside Paul Déroulède, le poète du nationalisme et de la revanche
contre l'Allemagne.
Dans son discours, Déroulède n'a garde d'oublier les origines du
défunt, sa naissance en 1833 au Pré-du-Bois, commune de Ligny le
Châtel. Très tôt, comme tous les fils de pauvres, le voici valet
de ferme à Vergigny ou il reste quinze ans. Seul le service
militaire l'arrache aux pays d'Yonne. Incorporé dans le premier
régiment de Zouaves, il embarque immédiatement pour la Crimée.
Déjà l'Europe centrale apparait comme un champ clos où
s'affrontent les impérialismes occidentaux. Afin de contrer les
entreprises de la Russie sur l'Empire ottoman, Anglais et Français
s'associent pour assiéger la Crimée, province russe.
A partir d'avril 1854 et pendant près de deux ans, à plus de trois
mille kilomètres de leurs bases, les troupes françaises vont mener
des opérations difficiles. Malgré la destruction du port
stratégique d'Odessa, les Russes tiennent bon. Face au port et a
la ville de Sébastopol, les alliés s'enlisent, en proie aux
épidémies et aux rigueurs du climat. Les Français ont déjà perdu
neuf cent cinquante hommes. lI faut en finir.
Début septembre 1855, le général Mac-Mahon décide de s'emparer par
surprise du fort de Malakoff, position avancée dans la défense de
Sébastopol. Le 7, Baudot, en sa qualité de clairon, est de garde à
l'état-major. ll remarque les officiers qui tiennent de mystérieux
conciliabules par petits groupes et ne tarde pas à surprendre une
remarque du capitaine Février, le chef de sa propre compagnie qui
déclare: « Nous sommes une colonne d'assaut. Nous prendrons
Malakoff. » Revenu parmi les siens, le clairon fait part de la
nouvelle; fébrilité et sentiments mêlés dès lors agitent les
soldats à qui l'on a distribué double ration de vin et
d'eau-de-vie, et même un cigare... Certains confient à leurs
camarades d'ultimes recommandations pour leur famille qu'ils
craignent de ne pas revoir, d'autres s'abandonnent à des
fanfaronnades. Le lendemain 8, en fin de matinée, les Zouaves se
dissimulent dans des tranchées d'où ils doivent, à midi précis,
jaillir et bondir en trois colonnes à l'assaut du fort. Quelques
minutes avant l'heure convenue, Baudot monte sur la tranchée et
sonne le « garde·à-vous ».
C?est le signal de la ruée. Mais les Russes, retranchés dans des
bastions. tirent sur les assaillants à bout portant. Rien n'arrête
les diables rouges, et le sol est jonché de morts. Quatre clairons
dont Baudot se relaient pour sonner inlassablement la charge. Mais
bientôt, il n'y a plus qu'un clairon sur la crête du parapet à
demi démantelé. les trois autres sont tombés autour de lui. Blessé
a la joue droite par un coup de lance et a la main par un éclat de
balle, Baudot continue sa sonnerie alerte : « Y a d'la goutte à
boire la-haut, y a d'la goutte à boire. » Vers 16 heures. il
s'aperçoit que la plupart des officiers de planton autour du
général sont tués ou blessés. Comprenant que la situation est
critique. il sonne immédiatement le rassemblement. Mac-Mahon le
remercie d'un regard. Et les compagnies de réserve accourent. Vers
18 heures, les Français sont maîtres de la situation au prix de
lourdes pertes. Le lendemain matin, les Russes capitulent. La
renommée de Baudot participe à l'exaltation générale. Dans un
tableau militaire destiné à immortaliser la prise de Malakoff, le
peintre Yvon fait figurer en bonne place le valeureux clairon.
Présentée au Salon de 1857, la toile connait un immense succès, au
point de reparaitre a l'Exposition universelle de 1867. En 1898,
l'instrument de musique. cabossé et criblé de balles. est exposé a
son tour au musée de l'Armée aux côtés de l'épée avec laquelle
Mac-Mahon, donnant l'assaut, indiquait la route a prendre. Baudot
quant a lui a continué sa carrière militaire ; il compte
vingt-quatre campagnes lorsqu'il se retire a Soissons après avoir
été blessé dans Metz en 1870 lors de la déroute devant les
Prussiens. Mais son geste reste présent dans la mémoire collective
comme un souvenir de courage et de victoire. Lorsqu'il publie son
poème Le Clairon dans ses Chants du soldat en 1875, Déroulède
pense à lui. Ses funérailles interviennent à un moment de tension
entre la France et l'Allemagne à propos du Maroc et de nos
possessions coloniales. On sent venir la guerre.
A la Chambre, les députés décident d'instituer une médaille du
combattant de 1870. Cette initiative fait débat : les vaincus de
Sedan ont-ils réussi à sauver l'honneur du pays ? Baudot, en
revanche, l'humble et glorieux clairon dont le geste symbolise un
succès rallie tous les suffrages. La discussion peut paraitre
aujourd'hui bien lointaine, mais l'héroisme du gars de Vergigny
n'en reste pas moins méritoire. /.